Un exemple de démocratie vivante en Suisse : le vote sur la vente d’alcool à la Migros

La démocratie politique

La Suisse est bien connue dans le monde entier pour son système politique démocratique à différents niveaux : fédéral, cantonal et communal. Les citoyens élisent leurs représentants au Parlement fédéral (le pouvoir exécutif, le Conseil fédéral, étant élu par le Parlement à ce niveau); ils élisent aussi les membres du législatif et de l’exécutif aux niveaux cantonal et communal. En outre, le peuple vote plusieurs fois par année pour décider sur toutes sortes de sujets (sociaux, économiques, etc.). C’est ce qu’on appelle la démocratie directe.

La démocratie dans l’entreprise : les coopératives

Le fait que de grandes entreprises comme les banques Raiffeisen ou la Migros sont des coopératives dans lesquelles les coopérateurs ont un réel pouvoir de décision est peut-être un peu moins connu au-delà de nos frontières.

Un exemple récent de cette forme de démocratie, largement commenté dans les médias, a été le vote sur la possibilité pour Migros de vendre de l’alcool dans ses magasins.

Un bref rappel : les débuts de la Migros

Fondée le 11 août 1925 par Gottlieb Duttweiler, la Migros a commencé ses activités avec des camions qui allaient de ville en village pour vendre à des prix avantageux quelques biens de première nécessité, les rendant ainsi accessibles à tout le monde. Attaquée par ses concurrents en raison de ses prix bas et boycottée par les fournisseurs, Migros a dû très tôt produire elle-même une grande partie des produits qu’elle vendait. Elle continue d’ailleurs à le faire jusqu’à aujourd’hui.

En 1928, Migros a décidé de ne jamais vendre d’alcool dans ses magasins. Duttweiler, dont les préoccupations sociales ont aussi pris la forme d’un engagement politique au niveau national, a pris cette décision en raison de la situation d’alors : de nombreux ouvriers consommaient beaucoup d’alcool et mettaient ainsi à rude épreuve le budget de leur ménage. 1)

Un vote historique

La structure de Migros est assez complexe : il s’agit d’une fédération de dix coopératives régionales, comptant au total un peu plus de deux millions de coopérateurs. Ceux-ci votent chaque année sur l’approbation des comptes et la décharge à l’administration. D’autres objets leur sont parfois soumis. Chaque coopérative vote séparément.

Cette année, trois objets étaient soumis au vote.

Les comptes et la décharge ont été acceptés dans toutes les coopératives par plus de 90 % des votants. La possibilité de voter électroniquement à l’avenir a elle aussi été acceptée par toutes les coopératives, avec des scores supérieurs à 70 %.

C’est sur le troisième objet soumis au vote que se sont concentrés les débats dans l’entreprise et dans les médias : Migros autoriserait-elle la vente d’alcool dans ses magasins ?

The current president of the federation, Mr. Fabrice Zumbrunnen, was in favor of selling alcohol, stating that the situation had changed since the 1920s. In addition, this would allow a one stop shopping experience, saving consumers’ time. Some of the former presidents were in favor of the change; other were against it. Seven regional cooperatives recommended accepting the sale of alcohol, whereas three left free choice to the cooperators.

632’413 personnes participèrent au vote, soit un taux de participation de 29 %.

Le résultat fut extrêmement clair et surprit par son ampleur.

La proposition de vente d’alcool fut rejetée par toutes les coopératives, avec toutefois des différences sensibles selon les régions (ce qui n’a rien d’étonnant en Suisse). Le rejet fut plus marqué en Suisse alémanique qu’en Suisse romande ou en Suisse italienne, le taux le plus élevé de rejet étant celui de Zurich (80,3%) et le plus bas celui du Tessin (55,3 %). Il se trouve que les taux de rejet les plus bas correspondent aux régions viticoles ! 2)

Ce résultat a été reçu très positivement par le parti évangélique, ainsi que par l’ONG Addiction Suisse, selon laquelle les 900 magasins de Migros resteront ainsi un espace préservé pour les 250’000 personnes ayant en Suisse des problèmes d’addiction à l’alcool et pour les nombreuses personnes qui se sont tirées de cette dépendance.

Conclusion

J’aimerais conclure par quelques commentaires personnels :

  1. J’ai été impressionné de voir à quel point le fait de ne pas vendre d’alcool est constitutif de l’ADN de Migros pour la population suisse. J’ai également été agréablement surpris de voir combien un souci de santé public a primé sur des considérations purement financières.
  2. J’ai été frappé aussi de voir avec quelle ampleur ce rejet a été exprimé, malgré les recommandations de l’administration de Migros. Les coopérateurs ont fait preuve d’une belle indépendance d’esprit.
  3. J’ai apprécié enfin la façon dont Migros a pris acte de ce verdict.

Cet exemple montre à quel point les valeurs de la démocratie sont profondément ancrées en Suisse. Le respect de la décision prise par la majorité n’est pas contesté, même si parfois la décision populaire peut créer des difficultés pour le gouvernement ou le parlement. Ce respect peut sembler aller de soi, mais cela n’est malheureusement pas toujours le cas, même dans des pays généralement considérés comme des démocraties.

La Suisse n’est évidemment pas à l’abri de dérives anti-démocratiques non plus, d’où l’importance de transmettre les valeurs de la démocratie dans notre système éducatif.

Notes

  1. Une histoire détaillée de la Migros a été rédigée par Alfred A. Häsler et publiée en allemand, français et italien en 1985. Tiré à 455’000 exemplaires, l’ouvrage a été offert gratuitement aux coopérateurs.
  2. Les résultats détaillés des votes peuvent être trouvés ici : https://corporate.migros.ch/fr/medias/communiques/show/news/communiques/2022/alkohol-abstimmung-resultate~id=e628a4d6-11f0-4fc9-9ab1-ae1b6e540a0d~.html
Philippe Du PasquierMembre du Conseil d'Administration