Interview du Dr. David Claivaz pour le supplément éducation de Forbes en Russie

Directeur Général Adjoint de l'Ecole Lémania, David Claivaz a donné un long interview au magazine Forbes-Education dans le cadre de son supplément éducatif consacré à la Russie.

Dans votre livre Edupreneurial Pivot, vous dites que les écoles de l’ère industrielle, auxquelles nous sommes habitués, ne sont pas adaptées au monde moderne. Qu’est-ce qui ne va pas avec elles ?

Le système occidental d’enseignement secondaire de la fin du 20e siècle, qui nous est familier (probablement en Russie, c’est une situation similaire), a procédé des objectifs qui étaient naturels pour l’ère industrielle.(1)

Ce système attribuait un rôle crucial à l’exécution de tâches routinières : vous deviez faire de nombreux exercices du même type, qui étaient répétés à l’infini.

Il s’agit d’une approche excellente et très efficace si vous voulez préparer un ouvrier d’usine qui devra effectuer des tâches répétitives et routinières tout au long de sa vie. La discipline stricte et le respect inconditionnel des règles revêtent également une grande importance car, dans la production industrielle, tout doit être exécuté selon une norme unique. Le manque de ponctualité d’une seule personne peut perturber le fonctionnement de l’ensemble du convoyeur.

Fait remarquable, l’école de l’ère industrielle préparait les enfants à un monde où le multiculturalisme n’existait pas. La société industrielle visait à être très homogène. Par conséquent, la priorité était donnée à l’étude de la langue maternelle, de la géographie et de l’histoire de la région de l’élève.

Et c’était la bonne approche, celle qui préparait les enfants au monde dans lequel ils allaient vivre. L’école de l’ère industrielle a fait un pas de géant. Elle était merveilleusement efficace, car moins de 5 % de la population européenne était alphabétisée dans les années 1800.

Au vu de ce succès, l’école de l’ère industrielle peut sembler être le système optimal et correct.

En raison de ce sentiment, nous sommes maintenant confrontés à un problème. Le monde dans lequel nous vivons a changé et continue de changer.

La conception de l’enseignement va à toute vitesse dans la mauvaise direction. Le système éducatif n’est pas « en panne » (2). Il fonctionne très bien pour un monde qui n’est plus le nôtre.

C’est pire que d’être en panne. Un système « en panne » est souvent un lieu pour une excellente pédagogie, une expérience positive et de grandes idées en matière d’éducation (3). Mais supposons que le système aille dans la mauvaise direction. Dans ce cas, sa rupture avec la réalité est d’autant plus importante que le système va loin.

Avant la pandémie, tout le monde connaissait déjà le terme « VUCA » (4). Dans n’importe quelle conférence, tout le monde répétait cet acronyme à la mode. Il était partout. Mais pas dans le système éducatif. Pour les écoles, VUCA semblait être un concept lointain et obscur.

Pour que quelque chose change dans l’éducation, il fallait des circonstances exceptionnelles – comme une pandémie. COVID a été la première manifestation significative de VUCA à arriver dans les écoles.

Le système a échoué au test, car il était totalement incapable de s’adapter au nouvel environnement. Soudain, tout le monde a réalisé que l’école de l’ère industrielle ne sait pas comment changer et s’adapter. Elle n’a pas sa place dans le monde moderne (5).

À quoi devrait ressembler une école dans le monde VUCA ? Que doit-elle enseigner ?

Nous pouvons ici nous tourner vers un autre terme largement connu depuis plus de 10 ans : « les compétences du 21e siècle ».

Il existe la liste originale des 4C : créativité, collaboration, pensée critique et communication.

Bien sûr, toutes ces compétences sont fondamentales dans le monde de demain. Cependant, elles sont assez abstraites et, sur la base de cette liste, il est difficile de créer un système d’apprentissage réellement efficace. Nous avons donc abordé la question différemment.

Nous avons analysé les compétences nécessaires pour se frayer un chemin dans le monde, y réussir et atteindre ses objectifs.

Quelles sont les personnes les plus aptes à obtenir les résultats dans le monde VUCA ?

Si vous y réfléchissez, vous constaterez que ce sont les entrepreneurs qui se sont le mieux adaptés au monde VUCA. Jeff Bezos, Elon Musk, Steve Jobs sont des exemples d’entrepreneurs à succès. Nous avons décidé de rechercher quelles compétences et qualités sont inhérentes aux personnes ayant un état d’esprit entrepreneurial.  Nous avons dressé notre propre liste de compétences essentielles (6).

Un point crucial à comprendre est que ces compétences peuvent être contradictoires.

L’une des compétences essentielles de la liste est la curiosité – la capacité d’admiration, le désir d’explorer le monde qui nous entoure. Mais avec l’aide de cette seule compétence, il est peu probable qu’il soit possible de mener à bien le projet conçu. Par conséquent, une autre compétence essentielle est la capacité à obtenir des résultats dans les délais prévus. En fait, l’important est d’apprendre aux enfants à équilibrer ces forces opposées.

Comment enseigner aux enfants l’état d’esprit entrepreneurial ? (7)

Nous partons du principe que tout le monde a besoin de la pensée entrepreneuriale : les enfants et nos dirigeants, les professeurs.

Nous essayons de mettre en pratique ce que nous enseignons.

Supposons que je sois un professeur et que j’apprenne aux enfants à collaborer. Dans ce cas, vous devez vous demander : « Est-ce que je favorise la collaboration en communiquant avec les élèves ? » Je dois impliquer les élèves dans le processus d’apprentissage en tant que partenaires et ne pas me contenter de leur dire ce qu’ils doivent faire.

Nous nous fions à notre propre exemple et n’utilisons pas le droit de l’adulte pour dicter aux enfants ce qu’ils doivent faire. Lorsque vous enseignez des compétences à quelqu’un, vous devez prouver que vous les possédez. Imaginez un professeur de langue russe qui ne connaît pas le russe – c’est impossible !

Mais pour une raison inimaginable, lorsqu’il s’agit des compétences du 21e siècle, les élèves se voient souvent enseigner différentes techniques par des enseignants qui ne développent pas ces compétences en eux-mêmes. Nous devons avoir notre propre expérience d’auto-développement pour nous appuyer sur elle afin de trouver des moyens d’enseigner aux enfants.

L’école Lemania s’appuie sur la « pédagogie entrepreneuriale ». Qu’est-ce que c’est ?

Imaginez un enseignant. Supposons que vous lui demandiez : « Pourquoi enseignez-vous ce sujet particulier aujourd’hui ? » Dans ce cas, vous entendrez dans l’écrasante majorité des cas, la réponse suivante : le sujet est au programme.

Vous savez que les écoles sont les meilleurs planificateurs du monde ! Elles planifient les horaires hebdomadaires, les programmes, le matériel d’étude, les tests et les examens – tout au monde.

Mais en dehors de la salle de classe, si nous attendons des plans dans toutes les situations, nous risquons de faire fausse route.

Les entrepreneurs adaptent constamment leurs plans en fonction du problème. Ils ne s’appuient pas sur un plan, mais sur une vision.

Dans la pédagogie entrepreneuriale, la vision consiste à comprendre pourquoi vous êtes ici. Qu’attend-on de vous ? Qu’attendez-vous de vos élèves ? Ce n’est qu’en répondant à ces questions que l’enseignant peut comprendre le type de résultat auquel il veut arriver.

Supposons qu’un enseignant entre dans une classe avec une vision au lieu d’un programme standard. Dans ce cas, la probabilité de réussite augmente de façon exponentielle. Les professeurs ne sortent pas de la HEP parce qu’ils veulent remédier à un manque de discipline dans la classe, faire plaisir aux parents ou profiter de vacances d’été prolongées. Ils ont décidé d’enseigner parce qu’ils y voyaient leur vocation. Ils avaient une vision de leur mission.

La première chose que nous devons apprendre de l’entrepreneuriat est de nous connecter à la vision d’une mission globale.

La deuxième règle importante de l’entrepreneuriat : la capacité à résoudre les problèmes des gens est plus importante que les bénéfices éventuels.

Le produit doit vous soulager des points douloureux. Par exemple, la machine à café Nespresso est devenue populaire non pas parce que George Clooney en fait la publicité, mais parce qu’elle résout le problème du consommateur. Faire du café est assez délicat – vous salissez la cuisine, beaucoup de café est gaspillé, vous ne savez jamais si vous avez mis le bon nombre de cuillères. Les capsules vous libèrent de ces complications.

Lorsque vous créez un nouveau produit, vous devez répondre vous-même à la question suivante : quel problème voulez-vous résoudre avec votre produit ?

En matière de pédagogie, il existe des approches spécifiques pour créer des exercices qui éliminent les « points douloureux ».

Une fois que vous avez une vision et une compréhension du problème que vous résolvez, vous pouvez choisir des méthodes. Et c’est là que le troisième principe de l’entrepreneuriat vient à la rescousse : « échouer rapidement ».

Lorsque vous créez une startup, il est essentiel de tester rapidement votre hypothèse et, si cela ne fonctionne pas, de l’abandonner.

Ce n’est généralement pas ce que font les enseignants. Si quelque chose ne fonctionne pas, ils répètent la même chose encore et encore et encore. Vous devez expérimenter, essayer différentes méthodes avec les élèves, chercher des moyens d’atteindre le résultat souhaité.

Une caractéristique essentielle de l’état d’esprit entrepreneurial est la nécessité de faire des erreurs, car elles (et non les succès) permettent d’apprendre. Souvent, vous ne savez pas pourquoi vous avez réussi quelque chose. Mais on sait toujours pourquoi on a échoué. Ainsi, dans la pédagogie entrepreneuriale, il est important d’essayer différentes méthodes pour explorer et ne pas rester bloqué. Si quelque chose ne fonctionne pas, ne le répétez pas, mais cherchez d’autres moyens d’atteindre votre objectif.

Que pouvons-nous réaliser avec la pédagogie entrepreneuriale ?

L’essentiel est la différenciation.

Aujourd’hui, il est impossible d’enseigner de la même manière à tous les enfants du même âge, car ils sont tous différents : ils sont issus de cultures différentes, de familles différentes, de garçons et de filles – et ce ne sont là que les différences les plus simples et les plus visibles. La règle du « one size fits all » ne fonctionne pas, car dans ce cas, quelqu’un est inévitablement laissé sur le bord du chemin.

La pédagogie entrepreneuriale vous fait chercher des solutions. Elle favorise l’approche créative, l’habitude de mener des expériences, oblige à réfléchir constamment à l’objectif et à répondre soi-même à la question « Pourquoi je fais ça ? » Et cela fait également naître chez les enfants le besoin d’apprendre toute leur vie.

Si vous avez un état d’esprit entrepreneurial, vous construisez votre propre vie. Vous n’avez pas le sentiment que votre destin est prédéterminé et que rien ne dépend de vous.

Quelles sont les autres caractéristiques de Lemania ? Outre l’approche entrepreneuriale

Tout d’abord, nous sommes situés au centre ville, et non à la montagne, comme beaucoup d’autres écoles. Lausanne est étonnante. C’est un endroit absolument sûr avec une excellente écologie. Comme nous ne sommes pas coupés du monde extérieur, l’expérience des enfants ne se limite pas à être sur le campus – ils ont l’occasion de vivre une véritable vie pré-universitaire. Ils se retrouvent dans un environnement sûr pour se préparer progressivement à leur future liberté et indépendance.

Deuxièmement, nous travaillons en étroite collaboration avec les universités locales. Par exemple, nos étudiants visitent régulièrement le laboratoire de l’Université de Lausanne, qui surpasse certainement n’importe quel laboratoire scolaire en termes d’équipement et de taille. Les cours de management ont lieu directement à Business School Lausanne. Les élèves interagissent avec les professeurs et les étudiants de premier cycle, participent à des clubs et s’intègrent dans un nouvel environnement.

Nos étudiants ont un large éventail de disciplines à étudier. Néanmoins, nous avons également élaboré des trajectoires individuelles pour l’admission dans plusieurs universités suisses – après tout, chaque université a ses propres spécificités et préférences.

Une caractéristique essentielle de Lemania est que chaque étudiant reçoit un soutien constant de la part de toute l’équipe – direction, professeurs. En tant que Directeur Général du groupe, Je vais à la plupart des cérémonies de remise des diplômes de Lemania.  Et à chaque fois, il y a au moins un diplômé qui vient voir le directeur de l’école ou un professeur et lui dit : « Vous m’avez sauvé la vie » – ce qui signifie que, étant venu nous voir avec des difficultés scolaires ou des problèmes personnels, avec notre soutien, il a pu surmonter ces difficultés, devenir maître de sa vie et de son avenir.

Pour nous, le soutien aux étudiants n’est pas un vain mot. C’est notre vision et la mission première de l’éducation.

(1)

L’idée vient de Sir Ken Robinson. Pour une brève description, référez-vous à son TED Talk : Why do schools kill creativity ?

https://www.ted.com/talks/sir_ken_robinson_do_schools_kill_creativity

Ken Robinson développe également l’idée en details dans son ouvrage : Creative Schools: The Grassroots Revolution That’s Transforming Education, Penguin, 2016

(2)

L’idée vient de Sugata Mitra. Voyez son TED Talk : Build a School in the Clouds https://www.ted.com/talks/sugata_mitra_build_a_school_in_the_cloud/transcript

(3)

Voyez par exemple cette histoire dans une école au Mexique : https://www.wired.com/2013/10/free-thinkers/

(4)

VUCA – volatility ­­, uncertainty, complexity, ambiguity.

(5)

Voyez l’interview d’Andreas Schleicher : https://hundred.org/en/articles/andreas-schleicher-calls-for-international-collaboration-entrepreneurial-teachers-amidst-covid19

(6)

Pour une description complète de la liste, référez-vous au livre « Edupreneurial Pivot »: https://www.editions-ems.fr/livres/collections/hors-collection/ouvrage/522-edupreneurial-pivot.html

(7)

Pour des histoires d’enseignants ou de directeurs édupreneuriaux, reportez-vous à Twenty-One, le podcast qui parle de l’éducation du XXIe siècle et de ceux qui la font : https://edupreneurialpivot.com/home-3/twenty-one/

Interview original (en russe) : https://education.forbes.ru/special-projects/switzerland/lemania/david-claivaz